Les bleuets feront-ils encore bleuir la toundra ?

Les bleuets feront-ils encore bleuir la toundra?

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Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Comme ailleurs, la végétation de l'Arctique subit les changements climatiques. Mais si l'Arctique verdit, les bleuets bleuiront-ils encore? La question n'est pas banale pour les Inuit, pour qui les bleuets et autres petits fruits constituent un apport nutritionnel important et une activité de ressourcement sur le territoire.
Esther Lévesque est professeure au Département des sciences de l’environnement à l’UQTR et codirectrice de l’axe 3 de l’INQ sur le fonctionnement des écosystèmes et protection de l'environnement. Elle s'intéresse aux changements de la végétation dans l'Arctique et avec son équipe de recherche et les communautés nordiques, elle a concentré une partie de ses recherches sur les petits fruits en joignant mesures sur le terrain et enquêtes auprès des populations inuites.

Les photographies aériennes et les images satellites le montrent bien, l’Arctique verdit. Ce n’est pas la limite des arbres qui monte au nord mais les arbustes qui prennent de l’expansion et particulièrement le bouleau glanduleux. « Sur le terrain, les échantillons ont été prélevés pour voir à quel moment les arbustes ont commencé à pousser et on voit que c’est dans les 20 dernières années qu’ils se sont mis à prendre de la hauteur », précise Esther Lévesque.

Alors que certains individus se maintenaient au ras du sol depuis plusieurs années, leur taille a, par endroits, augmenté de plusieurs dizaines de centimètres pour atteindre 1,50 mètre et parfois plus. Le bouleau glanduleux ne deviendra cependant pas un arbre de grande hauteur et restera un arbuste mais son expansion pourrait nuire à la flore de plus petite taille et notamment aux espèces à petits fruits comme le bleuet, la camarine et la canneberge. 

Femmes qui cueillent sur le territoire. Une photo de José Gérin-Lajoie.
Femmes qui cueillent sur le territoire. Une photo de José Gérin-Lajoie.

Ce qu’en disent les Inuit
Les mieux placés pour observer ces changements de végétation sont les Inuit, eux qui ont coutume de cueillir les petits fruits à la fin de l’été. « Ils se déplacent en famille pour aller camper ou chasser et cueillent les petits fruits autour des campements », décrit Esther Lévesque. Les femmes en font notamment du suvalik, une sorte de mayonnaise constituée traditionnellement de petits fruits, de gras de phoque et d’œufs de poissons. Les petits fruits sont un apport de nourriture ponctuel mais recherché qui fait l’objet d’échanges et même de ventes. « Il y a beaucoup d’échanges dans les communautés. Les personnes qui travaillent et qui ne peuvent pas aller en cueillir cherchent à en acheter. Sur Facebook, on voit passer des annonces et des recettes de suvalik », raconte José Gérin-Lajoie, professionnelle de recherche qui a coordonné plusieurs projets dans les communautés. Elle a notamment mené des enquêtes dans 7 communautés auprès d’experts locaux pour connaitre leur perception des changements climatiques, des changements de végétation et aussi sur les savoirs reliés aux petits fruits. « Auparavant, les études sur les savoirs traditionnels étaient surtout des enquêtes auprès des chasseurs et donc majoritairement des hommes. Dans ce projet, on traitait d’une thématique plus traditionnellement féminine », observe José Gérin-Lajoie. Il ressort de leurs réponses que la météo est plus imprévisible, que la glace prend plus tard et dégèle plus vite, que la végétation change, que les arbustes poussent davantage, que certains sites de petits fruits perdent en productivité et que d’autres deviennent plus productifs et que l’accès aux sites de cueillette peut devenir plus ardu. « Les gens se plaignent qu’il y a des arbustes sur leur chemin ou que le niveau d’eau de la rivière a baissé et ne permet plus d’atteindre un site de cueillette en bateau », rapporte Esther Lévesque. Mais « ce sont des ressources tellement précieuses pour eux qu’ils vont s’adapter, modifier leurs déplacements pour accéder à cette ressource », ajoute José Gérin-Lajoie.

Sur le terrain, quelle productivité?
Pour compléter ces données, l’équipe voulait mesurer sur le terrain la productivité des petits fruits. Un protocole de cueillette, comptage et pesée par unité de surface a été établi et suivi dans diverses communautés de l’Arctique autant par des étudiants universitaires que par les élèves du secondaire du Nunavik à travers le projet pédagogique Avativut développé avec la commission scolaire Kativik Ilisarniliriniq. Les mesures compilées dans une base de données ont surtout montré une grande variabilité de la production d’un site à l’autre, selon les régions et au fil des ans. Les changements climatiques jouent sur la phénologie des insectes pollinisateurs et des fleurs de sorte que de multiples facteurs affectent la productivité des plantes.

 

Parcelle chicouté. Photo par Benoît Tremblay.
Parcelle chicouté. Photo par Benoît Tremblay.

« S’il fait mauvais pendant la courte fenêtre de pollinisation, les insectes ne sortent pas et il n’y a pas de production », illustre José Gérin-Lajoie. « La seule conclusion claire est la compétition arbustive. Si les arbustes érigés s’installent, c’est sûr que la productivité en petits fruits diminue », ajoute Esther Lévesque. Isabelle Lussier a spécifiquement étudié cette question pour son projet de maitrise en mesurant la productivité du bleuet, de la camarine et de la canneberge sous et à côté des arbustes ainsi qu’à l’extérieur d’une zone arbustive. « Le bleuet et la camarine sont des espèces qui produisent en milieu ouvert. Sous les arbustes, les plantes sont présentes et continuent à pousser mais elles produisent moins de fruits. La canneberge semble profiter un peu de la protection des arbustes mais c’est une espèce peu productive, donc le gain n’est pas majeur », décrit Esther Lévesque. 

Vue du ciel
Ces données récoltées sur le terrain ne donnent qu’une vue très parcellaire de la transformation de la végétation et de la productivité des petits fruits. Pour avoir une vision à l’échelle du paysage, il faut prendre de la hauteur et développer des outils de télédétection qui permettraient de distinguer la composition de la végétation. « Pour le moment, les mesures de télédétection indiquent que l’Arctique verdit mais on ne peut pas savoir si le verdissement est dû uniquement aux arbustes érigés comme le bouleau ou s’il inclut d’autres plantes. On essaie de développer des indices spécifiques aux espèces à petits fruits », explique Esther Lévesque. Par exemple, à la fin de l’été, les feuilles des plants de bleuets rougissent alors que les bouleaux jaunissent. 
La toundra se transforme assurément mais pour le bonheur des Inuit, il y aura toujours des petits fruits.


Informations sur les chercheuses

chercheuses


1 - Esther Lévesque est professeure au Département des sciences de l’environnement à l’UQTR et codirectrice de l’axe 3 de l’INQ sur le fonctionnement des écosystèmes et protection de l'environnement.

2 - José Gérin-Lajoie est professionnelle de recherche au Département des sciences de l’environnement à l’UQTR.


Pour aller plus loin

Boulanger-Lapointe, Noémie, Greg H.R. Henry, Esther Lévesque, Alain Cuerrier, Sarah Desrosiers, José Gérin-Lajoie, Luise Hermanutz et Laura Siegwart Collier (2020) « Climate and environmental drivers of berry productivity from forest-tundra ecotone to the High Arctic in Canada »,
 Arctic Science, 6 (4), 529-544.  https://doi.org/10.1139/AS-2019-0018

Boulanger-Lapointe, Noémie, José. Gérin-Lajoie, Laura Siegwart Collier, Sarah Desrosiers, Carmen Spiech, Greg H.R. Henry, Luise Hermanutz, Esther Lévesque et Alain Cuerrier (2019)  « Berry plants and berry picking in Inuit Nunangat: traditions in a changing socio-ecological landscape », Human Ecology, 47(1), 81-93. https://doi.org/10.1007/s10745-018-0044-5

Gérin-Lajoie, José, Alain Cuerrier et Laura Siegwart-Collier Ed. (2016) The caribou taste different now: Inuit Elders Observe Climate Change. Nunavut Arctic College Media. 314 pages.  ISBN 978-1-897568-39-2 

Tremblay, Benoît, Esther Lévesque et Stéphane Boudreau (2012) « Recent expansion of erect shrubs in the Low Arctic: evidence from Eastern Nunavik », Environmental Research Letters, 7(3) 035501. https://doi.org/10.1088/1748-9326/7/3/035501


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