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Sécurité alimentaire des communautés nordiques

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L’actualité du mois couvre les travaux récents du scientifique Murray Humpries, professeur en biologie de la faune à l’Université McGill et chercheur affilié à l’INQ. Le chercheur Murray Humpries a été titulaire de la Chaire de recherche nordique INQ-McGill sur la conservation de la faune et la sécurité alimentaire traditionnelle pendant plus de cinq ans (2017-2022).

 

Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique

Les changements climatiques transforment les écosystèmes et donc les ressources alimentaires fournies par les milieux naturels. Pour les communautés qui en dépendent, la sécurité alimentaire est en jeu. C’est l’objet de recherche de Murray Humphries, directeur du Centre for Indigenous Peoples’ Nutrition and Environment (CINE), professeur au Département des sciences des ressources naturelles de l’Université McGill et co-chercheur principal au sein du projet WECLIFS.

WECLIFS (Wildlife, Environment Change, and Local Indigenous Food Systems) a pour objectif de comprendre l’effet des changements climatiques sur les modes de vie des communautés cries et inuites du nord du Québec. Mené en collaboration avec les communautés et les organismes régionaux avec une volonté de co-construction des savoirs, WECLIFS est à la croisée des sciences sociales, naturelles et de la santé. Dans ce vaste projet, Murray Humphries est responsable du volet sciences naturelles et s’attelle avec son équipe à décrire les systèmes alimentaires des différentes communautés sur le territoire cri d’Eeyou Istchee et sur le territoire inuit du Nunavik en fonction des espèces animales qui y sont récoltées et consommées.
 

Les quatre piliers de la sécurité alimentaire

La disponibilité des espèces dans les milieux naturels est le pilier de base de la sécurité alimentaire autochtone. Mais elle ne suffit pas, car il faut aussi que ces espèces soient accessibles, qu’il soit possible de les atteindre. Par exemple, il faut disposer d’équipement et avoir accès au territoire pour pouvoir chasser les animaux disponibles. C’est le pilier de l’accessibilité. Il faut encore que l’espèce représente une nourriture adéquate pour la communauté, en termes d’apport nutritionnel et de préférences alimentaires et culturelles. C’est le pilier de l’adéquation. Le 4e pilier est celui de l’utilisation, soit la récolte et la consommation de ce qui est disponible, accessible et adéquat selon un ensemble de facteurs sociaux, culturels et environnementaux. 
C’est à partir de ces quatre piliers que se développent les systèmes alimentaires des communautés autochtones et pour les retracer, l’équipe de Murray Humphries a épluché les données d’enquêtes sur la récolte faunique menées dans les années 70 et sur l’alimentation dans les années 2000. « De façon générale, les Cris utilisent de préférence l’orignal, le castor et la bernache du Canada alors que les Inuit utilisent davantage le caribou, le phoque annelé, le béluga et l’omble chevalier », décrit Murray Humphries. Outre ce menu global, chaque région et chaque communauté présente ses particularités alimentaires. Par exemple, certaines communautés cries complètent leur alimentation par du lièvre, d’autres par du lagopède ou encore l’oie des neiges. De même, certaines communautés inuites chassent aussi le phoque barbu, le phoque du Groenland, ou l’ours blanc.
Ces préférences reflètent la disponibilité et l’accessibilité des espèces dans les milieux respectifs des communautés ainsi que leur adéquation à travers les patrons d’utilisation traditionnels qui permettent à ces espèces fauniques de figurer dans le système alimentaire d’une communauté. 
 

L’utilisation, clé de la sécurité alimentaire

À la frontière du territoire d’Eeyou Istchee et du Nunavik, les communautés cries de Whapmagoostui et inuite de Kuujjuarapik partagent les mêmes espaces naturels et ont accès aux mêmes espèces. Les données des années 70 indiquent que le caribou et les oies figuraient d’ailleurs au menu des deux communautés. Mais les préférences et l’utilisation respectives à ces deux cultures ont aussi introduit des différences, les Inuit de Kuujjuarapik récoltant du béluga et du phoque annelé et les Cris de Whapmagoostui optent pour le grand corégone et les lagopèdes. « Même si les mêmes espèces sont disponibles, les Inuit et les Cris de cette région avaient des préférences alimentaires différentes », en déduit Murray Humphries.
Les enquêtes des années 2000 montrent aussi qu’un changement d’utilisation a modifié les systèmes alimentaires. Ainsi, le castor qui était la 3e espèce la plus récoltée par les Cris dans les années 70 est passé au 9e rang des espèces consommées dans les années 2000. De même, le phoque annelé a glissé de la 3e à la 5e place chez les Inuit. Une des explications réside dans le déclin du commerce des fourrures, ces deux espèces étant chassées pour l’alimentation et leurs fourrures. « Avec la chute des prix des fourrures, la chasse de ces espèces a diminué et il y a eu moins de viande de phoque ou de castor pour la consommation », explique Murray Humphries.
Aujourd’hui, les changements climatiques mettent en relief le rôle clé de l’utilisation dans la sécurité alimentaire. Les écosystèmes et les paysages se transforment avec notamment un verdissement de la toundra qui favorise la progression du castor vers le nord, en territoire inuit. Or les Inuit n’ont pas dans leurs cultures et leurs traditions, ni de chasser le castor, ni de le consommer. Cette viande ne faisant pas partie de leurs préférences alimentaires, elle n’est généralement pas utilisée au Nunavik.

« Même s’il y a disponibilité, accessibilité et adéquation, il n’y a pas de sécurité alimentaire s’il n’y a pas l’utilisation de l’espèce », commente Murray Humphries.

Le castor est lui-même un agent de changement dans le paysage du Nunavik, car avec ses barrages, il modifie l’écoulement des rivières et donc la disponibilité et l’accessibilité de l’omble chevalier, qui est un aliment privilégié des Inuit. Dans ce cas, étant donné l’absence d’utilisation, l’expansion du castor au Nunavik risque de compromettre, plutôt que d’améliorer, la sécurité alimentaire des Inuit.

L’utilisation n’est cependant pas figée et peut évoluer pour permettre aux communautés de s’adapter à de nouvelles conditions. La co-construction de stratégies d’adaptation des systèmes alimentaires autochtones à travers les changements socio-écologiques est d’ailleurs l’objectif ultime de WECLIFS.

 

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Représentation schématique des systèmes alimentaires des communautés crie de Whapmagoostui et inuite de Kuujjuarapik. La grandeur des dessins reflète leur importance des animaux dans le système alimentaire. Bien que ces deux communautés partagent un même territoire et ont accès aux mêmes espèces animales, leurs systèmes alimentaires sont différents.


 


Chercheur cité dans l'article

chercheur
Murray Humphries, directeur du Centre for Indigenous Peoples’ Nutrition and Environment (CINE), professeur au Département des sciences des ressources naturelles de l’Université McGill et co-chercheur principal au sein du projet WECLIFS.
 

Références | pour aller plus loin

https://www.weclifs.net/ 

Tremblay, R., Landry-Cuerrier, M., & Humphries, M. (2020). Culture and the social-ecology of local food use by Indigenous communities in northern North America. Ecology and Society, 25(2).
https://ecologyandsociety.org/vol25/iss2/art8/

Kuhnlein, H. V. and M. M. Humphries. 2017. Traditional Animal Foods of Indigenous Peoples of Northern North America: http://traditionalanimalfoods.org/. Centre for Indigenous Peoples’ Nutrition and Environment, McGill University, Montreal.

Warltier, D. W., Landry-Cuerrier, M., & Humphries, M. M. (2021). Valuation of Country Food in Nunavut Based on Energy and Protein Replacement. ARCTIC, 74(3), 355–371.
https://journalhosting.ucalgary.ca/index.php/arctic/article/view/73390

 

Photo en en-tête: Sophiane Béland
 


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