Pour l’autodétermination d’un système de santé inuit
Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique
C’est par les colons européens que la tuberculose a fait son entrée en Arctique. Dans la continuité de la colonisation, le système de santé du Nunavik est calqué sur celui du sud et conçu pour mettre l’emphase sur l’intervention en cas d’urgence et le transport des personnes vers le sud, et non sur une participation accrue des Inuits à la prestation des soins. En conséquence, les soins ne sont pas prodigués dans une optique de prévention et de suivi des maladies non urgentes, en plus de nuire à la sécurité culturelle. La chaire INQ-MgGill en recherche nordique entend travailler avec la population du Nunavik et l’autorité régionale de la santé, pour ensemble, corriger le tir. Son titulaire, le professeur Faiz Ahmad Khan, dispose de trois ans pour jeter les bases d’un système de santé pulmonaire en phase avec la culture des communautés du Nunavik et les besoins qu’elles auront-elles-mêmes définis.
La prévalence de la tuberculose au Nunavik est plus importante qu’au sud du Québec, même si elle varie selon les communautés. Au nord comme au sud, un traitement antibiotique d’une durée de 6 mois vient à bout de la maladie avec efficacité. Encore faut-il que la maladie soit diagnostiquée et que les patients soient accompagnés adéquatement durant leur maladie. C’est là que le système de santé importé du sud fait défaut.
« Presque tous les soins sont apportés par des personnes qui ne parlent pas la langue locale et qui ne connaissent par la culture inuite et cela nuit à la relation entre les soignants et les patients », dépeint Faiz Ahmad Khan, qui est lui-même le seul pneumologue au Nunavik depuis 2013 et qui, depuis 2020, habite six mois par année avec sa famille à Kuujjuaq.
Mettre la recherche au service de la population
Au fil des mois passés sur place, le pneumologue du nord a pu constater les barrières culturelles et organisationnelles qui se dressent entre les populations et un système de soins qui n’est pas conçu pour que les Inuit y prennent leur place. « En tant que travailleur de la santé, on voit que le système de santé empêche l’implication et l’autodétermination du peuple autochtone. Un message qu’on entend souvent dans les communautés est leur volonté de participer davantage aux soins de santé », rapporte le pneumologue. La forte identité culturelle et la persistance de la langue inuktitut au Nunavik témoigne bien de la résilience d’un peuple et d’une volonté d’autodétermination dans l’organisation de son territoire. Déjà, suivant un désir très fort de réappropriation des soins entourant la naissance, un programme de sages-femmes local a vu le jour en 1986. Dans la même veine, l’objectif de la chaire est de permettre aux communautés inuites de s’approprier le système de santé respiratoire. Mais, il n’est pas question que les chercheurs du sud définissent les composantes de ce système de santé à la place des Inuit du Nunavik. « On entend souvent la population du Nunavik, et même d'autres populations autochtones, dire que la recherche est faite pour les intérêts des chercheurs, pour les institutions académiques, et ne résulte pas en bénéfices directs et tangibles pour la population », rapporte Faiz Ahmad Khan. Changeant de paradigme par rapport aux projets de recherche classiques où le chercheur énonce une hypothèse, conduit ses expériences, récolte ses données et en fait l’interprétation, Faiz Ahmad Khan veut mettre la recherche au service des populations du Nunavik.
« Notre équipe aspire à faire une recherche qui soit vraiment au service des populations et à contribuer à quelque chose de tangible. Les défis que vivent quotidiennement les patients et les familles sont un rappel constant de l’urgence d’améliorer les services et de la nécessité de se concentrer sur la recherche-action », insiste-t-il.
C’est dans cet esprit qu’il a bâti des partenariats pour soutenir les efforts des autorités de santé (notamment la Direction de la santé publique) et les représentants Inuit des communautés pour co-construire les bases d’un nouveau système de soins de santé pulmonaire dans lequel la population s'implique de plus en plus.
Un rôle pour les Inuit
Pour mettre la recherche au service de la population, il faut commencer par la consulter et ce sont des membres autochtones de l’équipe, Ben Geboe, stagiaire post-doctoral en travail social et Daphne Tooktoo, assistante de recherche, qui mèneront les consultations. « Daphne et Ben ont un respect sincère et une passion pour ce travail, avec une incroyable expertise pour analyser et contextualiser l’expérience que les gens leurs partagent. Et les membres des communautés le sentent », décrit Faiz Ahmad Khan. Ces enquêtes permettront de comprendre l’expérience vécue par les personnes atteintes de la tuberculose quant à leurs difficultés d’accès au dépistage, au suivi médical et au respect du traitement. Elles permettront aussi de documenter la vision des Inuit sur ce que devrait être leur système de santé pulmonaire et quels rôles ils veulent y jouer. Ce projet est co-construit avec la Direction de la santé publique du Nunavik, et est co-dirigé par Glenda Sandy, infirmière. « Ces rôles peuvent être d’aider les personnes malades à avoir accès au diagnostic, de soutenir les patients durant leur traitement », illustre Faiz Ahmad Khan, ajoutant qu’il peut être difficile pour les patients de suivre leur traitement pendant 6 mois. L’interprétation des consultations sera faite avec les communautés et servira de base pour définir des actions à prendre dans une perspective d’autodétermination du système de santé des Inuit du Nunavik.
Améliorer l’accès au service de radiographie
Seuls deux villages disposent d’un service de radiographie permanent et deux autres bénéficient d’un service temporaire. Sinon, il faut prendre l’avion. Ce ne sont pas seulement les appareils de radiographie qui manquent, mais aussi les radiologistes pour lire les radiographies. Le dépistage, le diagnostic de la tuberculose et donc le traitement s’en trouvent souvent retardés. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a pourtant approuvé une technologie fondée sur l’intelligence artificielle pour analyser les radiographies et détecter la tuberculose. L’OMS prévient cependant que la technologie doit être validée avec des données locales avant d’être implantée. Faiz Ahmad Khan entend mener un projet pour valider, avec les Inuits, si cette technologie s’applique à leurs communautés et ce sera à eux de décider s’ils veulent l’intégrer à leur système de santé et comment ils veulent y participer.
Depuis 2013, Faiz Ahmad Khan est à la fois résident, pneumologue, clinicien et partenaire de recherche au Nunavik. C’est ainsi qu’il construit une relation de confiance avec l’objectif que les communautés inuites bâtissent leur système de santé. Il ne sait pas ce que sa recherche aura changé après les 3 années de la chaire, mais il espère pouvoir poursuivre son travail, lui qui « se sent chanceux d'avoir l'opportunité de travailler avec ces populations ».
Pour aller plus loin
Lee, S.R., Radomsky, N., Proulx, J.-F., [+ 5 auteurs], et Behr, M.A. (2015). Population genomics of Mycobacterium tuberculosis in the Inuit. Proceedings of the National Academy of Sciences, 112 (44), 13609-13614
https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.1507071112
Dunn, J.L., Larocque, M., Van Dyk, D., Vides, E., Ahmad Khan, F., [+ 2 auteurs], et Alvarez, G.G. (2022). Chapter 12: An introductory guide to tuberculosis care to improve cultural competence for health care workers and public health professionals serving Indigenous Peoples of Canada. Canadian Journal of Respiratory, Critical Care, and Sleep Medicine, 6:sup1, 184-193
https://doi.org/10.1080/24745332.2022.2041328
Commission d'enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès. Rapport final
www.cerp.gouv.qc.ca.
Epoo, B., Stonier, J., Van Wagner, V. et Harney, E. (2012). Learning Midwifery in Nunavik: Community-based Education for Inuit Midwives. Pimatisiwin: A Journal of Aboriginal and Indigenous Community Health, 10 (3), 283-299
https://journalindigenouswellbeing.co.nz/wp-content/uploads/2013/02/03EpooStonier.pdf
Tavaziva, G., Harris, M., Abidi, S.K., [+ 15 auteurs], et Ahmad Khan, F. (2021). Chest X-ray Analysis With Deep Learning-Based Software as a Triage Test for Pulmonary Tuberculosis: An Individual Patient Data Meta-Analysis of Diagnostic Accuracy. Clinical Infectious Diseases, 74 (8), 1390-1400
https://doi.org/10.1093/cid/ciab639
Actualité scientifique
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