L’Arctique canadien : puits ou source de carbone?
Un article de Valérie Levée, journaliste scientifique
Le doute n’est plus permis: le pergélisol dégèle et les mares de thermokarst émettent du méthane. Mais cela ne veut pas dire que l’Arctique et la forêt boréale deviennent des sources de carbone, car on connaît mal la nature des flux de gaz à l’échelle du paysage. Pour le savoir, il faut déployer les mesures des échanges gazeux à grande échelle et appliquer la méthode de la covariance des turbulences. C’est ce que fait Oliver Sonnentag, chercheur affilié à l’INQ, professeur au Département de géographie de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biogéosciences atmosphériques en haute latitude.
Un paysage en transformation
Dans le nord-ouest du Canada, la forêt boréale pousse sur le pergélisol. Mais avec le réchauffement climatique, le pergélisol qui dégèle s'affaissent et les cuvettes nouvellement formées se remplissent d'eau. Les épinettes perdent leur appuis, se noient et périssent au profit de la sphaigne, du carex et autres plantes typiques des tourbières. « Les forêts vont être remplacées par des milieux humides et ça va changer les échanges de gaz et d'énergie », anticipe Oliver Sonnentag. C’est ce qu’il voulait mesurer lorsqu’il a obtenu son poste de professeur à l’Université de Montréal en 2011. « Il y a un paysage en train de changer très rapidement, mais qu'est-ce qui se passe dans l'atmosphère, comment ce paysage éloigné fonctionne dans le système climatique? », questionne-t-il. Or il existe un réseau mondial de tours pour mesurer les échanges gazeux, le réseau FLUXNET. « Il y a énormément de tours en Europe, aux États-Unis, quelques-unes dans le sud du Canada et il en manque énormément dans le Grand Nord », remarque Oliver Sonnentag. C’est cette lacune qu’il a voulu combler en installant des tours sur cinq sites d’observation répartis sur un transect sud-nord de 2000 km allant de Old Black Spruce en Saskatchewan à la station de recherche de Trail Valley Creek tout au nord des Territoires du Nord-Ouest. « Au sud, il n'y a pas de pergélisol, quelques centaines de kilomètres au nord il y a du pergélisol isolé ou discontinu et tout au nord, on a du pergélisol continu », décrit Oliver Sonnentag.
Les équipements sont installés environ deux fois plus haut que la végétation à l’interface entre la biosphère et l’atmosphère. Depuis maintenant 10 ans et au rythme de 20 fois par seconde, ils mesurent les concentrations de CO2, de méthane, de vapeur d'eau, la chaleur, l'humidité de l'air, les rayonnements solaires absorbés et réfléchis... et la vitesse du vent. Toutes ces mesures permettent d’appliquer la technique de la covariance des turbulences. « On mesure la vitesse verticale du vent et en même temps, des changements de concentrations de gaz. La covariance de la vitesse du vent et des concentrations de gaz donne le flux des gaz, des mouvements de gaz par unité de surface et de temps, à l’échelle du paysage », explique Oliver Sonnentag.
Des flux complexes
Les flux de méthane augmentent bel et bien au-dessus des milieux humides comme l’ont déjà montré de nombreuses études, incluant celles d’Oliver Sonnentag. Mais comme il le fait remarquer, « si on mesure au-dessus d’un milieu humide, bien sûr qu'on va observer un flux de méthane. Mais il faut aussi considérer les sols secs minéraux ». Or dans les sols minéraux de l’Arctique, des bactéries méthanotrophes consomment le méthane. C’est d’ailleurs la seule voie naturelle de dégradation du méthane par la biosphère. Or « à l’échelle du paysage, il y a encore une absorption de méthane dans l’Arctique », affirme Oliver Sonnentag. D’un autre côté, les milieux humides ne sont pas les seuls à émettre du méthane. Avec des collègues, il a d’ailleurs montré que les émissions fugitives de 170 puits de pétroles et de gaz abandonnés dans l’ouest du Canada représentent 13 % des émissions anthropiques de méthane.
Le cas du CO2 n’est pas tranché non plus, car les sphaignes sont plus productives que les épinettes qu’elles remplacent. Les flux de CO2 mesurés montrent qu’elles sont des puits de carbone et ce résultat est corroboré par la recherche de Michelle Garneau, professeure au Département de géographie de l’Université du Québec à Montréal, qui montre une accumulation de carbone dans les carottes de sphaigne.
Le 13 octobre 2022, un feu de forêt a anéanti l’un des sites d’observation situé à la limite du pergélisol.
« C'est une catastrophe parce que tout l'équipement a brûlé, mais scientifiquement c'est une opportunité unique pour comprendre comment les feux de forêt interagissent avec le dégel du pergélisol. Est-ce que les feux de forêt vont accélérer le dégel? », questionne Oliver Sonnentag.
En mars 2023, les équipements ont été réinstallés pour mesurer les flux de gaz dans un paysage qui se rétablit après un feu de forêt.
Alors puits ou source de carbone?
« On ne peut pas ignorer qu’il y a une absorption de CO2 par la sphaigne. On n’a pas encore compris comment la toundra absorbe le méthane, ni quelle est la contribution des émissions fugitives de méthane. Il n’y a pas de réponse simple à savoir si le grand nord du Canada est une source ou un puits de carbone », résumait Oliver Sonnentag. Les feux de forêts sont une autre inconnue au casse-tête des échanges gazeux de l’Arctique et de la forêt boréale. D’autant plus qu’il manque encore beaucoup de mesures. « Je fais partie de plusieurs forums mondiaux pour établir le bilan de carbone de tout l'Arctique, en Alaska, Canada, Islande, Scandinavie, Russie. Il y a quelques régions, comme au nord du Québec, où on n’a rien. On n'a aucune idée des flux de CO2 et de méthane ».
Pour aller plus loin
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https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/gcb.13638
Manuel, H., William L. Quinton, W. L., Sonnentag, O. (2017) Warmer spring conditions increase annual methane emissions from a boreal peat landscape with sporadic permafrost, Environmental Research Letters, 12, 115009
https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aa8c85
Virkkala, A.-M., Aalto, J., [+ 46 auteurs dont Sonnentag, O.], Luoto, M. (2021) Statistical upscaling of ecosystem CO2 fluxes across the terrestrial tundra and boreal domain: Regional patterns and uncertainties Global change biology, 17, 4040-4059
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gcb.15659
Fisher, J. B., Hayes, D. J., [+ 20 auteurs dont Sonnentag, O.], Zhang, Z. (2018) Missing pieces to modeling the Arctic-Boreal puzzle, Environmental Research Letters,13, 020202
https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aa9d9a/meta
Balzer, J. L., Day, N. J., [+ 20 auteurs], Johnstone, J. F. (2021) Increasing fire and the decline of fire adapted black spruce in the boreal forest, Proceedings of the National Academy of Sciences, 118 (45) e2024872118
https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2024872118
Turetsky, M. R., Abbott, B. W., [+ 20 auteurs], McGuire, A.D. (2020) Carbon release through abrupt permafrost thaw, Nature Geoscience, 13, pages138–143
https://www.nature.com/articles/s41561-019-0526-0
Miner, K. R., Turetsky, M. R., [+ 7 auteurs], Miller, C. E. (2022) Permafrost carbon emissions in a changing Arctic, Nature Reviews Earth & Environment, 3, 55-67
https://www.nature.com/articles/s43017-021-00230-3
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